Jour 9

C’est un marathon peu banal qui est à l’affiche aujourd’hui, puisqu’il s’agit de passer en revue l’ensemble des sonates que Ludwig van Beethoven a destiné au couple formé par le violon et le piano. Par la même occasion, c’est un véritable moment d’histoire que vous êtes conviés à revivre. Tout d’abord parce que l’audition de ces œuvres permet de rappeler (car on l’oublie souvent !) que Beethoven, pianiste virtuose, a également étudié le violon et l’alto. On sait en effet qu’il a pris des cours, à Bonn puis à Vienne, auprès de Franz Ries puis de Wenzel Krumpholz, et qu’il a même été nommé dans sa jeunesse altiste au sein de l’orchestre de la cour électorale de Bonn. Ensuite (et surtout) parce que l’exploration complète de cette partie du catalogue beethovénien rend très perceptible l’évolution du style et des ambitions du compositeur, laquelle le conduit en fin de processus à établir le modèle de la sonate pour violon et piano telle que la pratiqueront ensuite plusieurs générations de compositeurs à travers l’Europe.

Ecrites entre 1797 et 1812, ces sonates s’inscrivent certes dans une tradition viennoise déjà établie, notamment par Mozart, mais elles témoignent d’emblée de la volonté de Beethoven de ne pas transiger avec sa volonté de développer un langage personnel. Si les trois premières sonates (opus 12), dédiées fort opportunément au personnage important qu’est Antonio Salieri à la Cour de Vienne, avouent volontiers ce qu’elles doivent au modèle mozartien, elles n’en charrient pas moins quelques idées originales allant jusqu’à décontenancer la critique de l’époque, qui y voit « un amas de choses savantes sans méthode… d’où on sort épuisé, sans plaisir. » Le jeune et bouillant compositeur n’apprécie guère et s’en ouvre à son éditeur : « conseillez donc un peu plus de prudence à messieurs vos journalistes… qui n’y comprennent rien. » Pour l’auditeur d’aujourd’hui, ces œuvres ne pourront que paraître agréables et enjouées, parfaitement compréhensibles. Certes d’une difficulté technique plutôt supérieure à la moyenne de l’époque, elles n’en conservent pas moins beaucoup de spontanéité et illustrent déjà la volonté de Beethoven de trouver le meilleur équilibre possible entre les deux protagonistes.

Soucieux « d’enfoncer le clou », Beethoven ne tarde pas à remettre l’ouvrage sur le métier, avec deux nouvelles sonates qui porteront les numéros d’opus 23 et 24. C’est l’époque de la Première Symphonie et du Troisième concerto pour piano. Le compositeur a pris de l’assurance, des princes mélomanes attirés par son génie unique commencent à le soutenir financièrement… et la critique semble s’être familiarisée avec son tempérament si particulier, lui réservant un bien meilleur accueil. La seconde de ces nouvelles sonates recueille tous les suffrages du fait de son élégance, de son propos varié étendu à quatre mouvements et de son caractère léger qui irradie de joie de vivre, justifiant bientôt de la part des éditeurs l’appellation complémentaire « le printemps » (le titre n’est pas de Beethoven).

Sans doute soucieux de capitaliser quelque peu sur ce succès, le compositeur poursuit assez rapidement son effort en mettant en chantier un nouveau cycle de trois sonates avec lesquelles il souhaite concrétiser son désir d’offrir aux deux instruments un rôle moteur primordial, un échange à parts égales, un dialogue permanent qui peut tour à tour prendre l’aspect d’une conversation amicale ou adopter un ton beaucoup plus dramatique, voire conflictuel. Cette nouvelle énergie créatrice, Beethoven la concentre particulièrement dans l’œuvre centrale de ce triptyque, entourée de deux opus de facture plus classique. L’opus 30 est dédié au tsar Alexandre 1er, auquel Beethoven, dont la conscience politique est toujours en éveil, veut rendre hommage en tant que souverain éclairé qui à cette époque semble avoir la volonté d’évoluer vers une monarchie constitutionnelle et un régime de libertés. Espoir fugace !

Cette dimension politique entre en jeu également dans la Sonate opus 47 dite « à Kreutzer », qui date elle aussi de 1802. Beethoven était alors fasciné par la personnalité de Bonaparte, vu comme le champion des idéaux de la Révolution française, et en hommage duquel il envisage d’écrire une grande symphonie (ce sera la Symphonie Héroïque, mais sans dédicace au « traître » devenu empereur entre temps). Ce regard tourné vers Paris justifie la dédicace faite à Rodolphe Kreutzer, brillant violoniste français très lié au Premier Consul, alors même que ce n’est pas lui qui a créé l’œuvre à Vienne en 1803, mais un autre virtuose, le mulâtre George Augustus Polgreen Bridgetower… Le ton de l’œuvre, pensée pour deux virtuoses de leur instrument respectif, se veut également « révolutionnaire » par son caractère grandiose et son déploiement d’énergie, que Beethoven associait réellement à l’idéal d’une société d’hommes libres et courageux, aptes à la joie et à la compassion.

Ces belles idées ne se sont malheureusement guère concrétisées dans la vie réelle lorsque le compositeur revient pour la dernière fois à la sonate pour violon et piano. C’est à l’occasion du passage à Vienne du virtuose français Pierre Rode, fin 1812, que Beethoven écrit cet opus, après s’être renseigné sur les caractéristiques du jeu de cet éminent interprète. La Sonate opus 96 est donc une œuvre de circonstance, au sens noble du terme, taillée sur mesure pour l’une des stars de l’époque (et achevée deux jours seulement avant la date prévue pour le concert !). Le manuscrit, auquel Beethoven apporte ensuite quelques corrections et adaptations, comprend un nombre élevé de ratures, de remords et d’ajouts. Autant de preuves de son acharnement à encore une fois renouveler son écriture et à dépasser les contraintes formelles en usage à l’époque. C’est avec une œuvre d’une totale modernité, qui propose de nouvelles pistes d’organisation de la matière sonore, des développements jusqu’alors inusités, une conduite du discours inédite, une créativité et une maîtrise impressionnantes, que le compositeur fait ses adieux à une forme qui l’a accompagné à un moment charnière de sa vie d’artiste et à laquelle il ne reviendra plus. - Jean-Marie Marchal