Jour 2

Pour étudier et présenter l’œuvre d’un compositeur, les musicologues procèdent la plupart du temps selon un rituel quasiment immuable, certes logique mais parfois d’une grande banalité : à la jeunesse, période d’acquisition des savoirs où se conjuguent le respect des règles édictées par les maîtres et l’apparition d’une sensibilité propre, succèdent la maturité, qui voit la personnalité de l’artiste s’imposer dans toute sa force et son originalité, puis l’âge des « derniers feux », au cours duquel le musicien prolonge son art de manière plus ou moins dynamique, en utilisant la plupart du temps des techniques éprouvées, a priori garantes d’estime et de succès. Certains compositeurs échappent au moins partiellement à cette règle apparemment incontournable, dans le sens où cette « troisième période » ne constitue pas pour eux une sorte de déclin qu’il s’agit de ralentir autant que possible. Au contraire, ils saisissent alors l’opportunité de se ressourcer, d’ouvrir les horizons, d’accompagner la jeune génération dans de nouvelles recherches, voire d’anticiper les langages du futur. On trouve parmi eux d’éminentes personnalités, parmi lesquelles Ludwig van Beethoven, dont les derniers opus sont à la fois très respectés et totalement incompris par le public de l’époque, Igor Stravinski, exemple rare de génial caméléon esthétique, et … Franz Liszt.

Ce dernier, on le sait, a vu très tôt sa notoriété s’installer dans l’Europe entière grâce à ses incroyables talents de funambule du clavier. S’il s’était contenté de thésauriser sur ses capacités d’acrobate, écrivant des pièces brillantes destinées essentiellement à impressionner les jeunes filles du premier rang, Liszt n’occuperait pas la place qui est la sienne aujourd’hui dans l’histoire de la musique! Fort heureusement, son instinct et son intelligence l’ont conduit à quitter progressivement son habit de strass au profit d’un art qui sans cesse s’approfondit, qui d’année en année gagne à la fois en envol et en consistance.

De la plume de ce Liszt nouveau, en quête perpétuelle, jaillissent successivement le Hongrois de cœur, qui traduit l’amour du pays et ses racines populaires à travers de généreuses et spectaculaires Rhapsodies hongroises; le voyageur impénitent qui fait de ses Années de pèlerinage un formidable journal intime musical d’une variété de ton absolument unique dans le répertoire pianiste romantique, et auquel on peut rattacher les Légendes, superbes tableaux d’une grande richesse de coloris et d’une belle et noble simplicité; le transcripteur, qui prend la suite du Schumann des Etudes Symphoniques pour donner au clavier toute la profondeur, la densité, la puissance et la palette expressive de l’orchestre; et enfin le visionnaire, qui dans ses dernières années renonce à toute facilité au profit d’un langage sobre et dépouillé qui évolue aux limites de la tonalité.

Voyager ainsi au sein d’une œuvre pianistique aux mille facettes ne peut que vous séduire, d’autant que Liszt est ici en bonne compagnie, celle d’un autre virtuose accompli, Claude Debussy. Les couleurs volontiers impressionnistes de la Légende de St François d’Assise serviront en quelque sorte de pont vers l’univers si particulier du compositeur français. Opus tardif, les Douze Etudes de 1915 ne sont pourtant pas le témoignage le plus évident de la « patte » si poétique que l’on associe spontanément à Debussy. Le compositeur s’y montre moins préoccupé de somptuosité sonore que du développement d’un langage libéré de toute contrainte, classique de forme, concentré, à la fois dépouillé et délicatement expressif. Ce n’est pas Franz Liszt, mais Frédéric Chopin, à qui ces Etudes sont dédiées, qui a inspiré Debussy pour l’occasion. - Jean-Marie Marchal