Jour 1

Lorsqu’un artiste se décide à prendre les chemins de traverse et à explorer toute la diversité du répertoire destiné à son instrument, il s’expose certes immanquablement à des choix cornéliens mais en même temps il s’offre l’occasion de mobiliser toutes les ressources de son instrument et d’illustrer l’ensemble de sa palette expressive. Tel est bien le propos du récital d’Elsa Grether, qui justifie pleinement son titre de Kaléidoscope… Le propos est donc bien de faire découvrir toutes les ressources du violon (qui n’en est pas avare!), à travers le temps, l’espace et les esthétiques, en commençant par Johann Sebastian Bach dont la très célèbre Chaconne extraite de la Partita en ré mineur constitue l’apogée de l’école baroque allemande, merveilleusement apte à conjuguer avec élégance et efficacité la séduction mélodique et l’architecture harmonique. Le voyage comporte bien d’autres étapes, comprenant une évocation de la virtuosité romantique chez Ysaÿe, une particulière alchimie entre tonalité et réminiscences folkloriques chez Khatchaturian, une intéressante combinaison entre expression généreuse et langage rigoureusement classique, avec de claires références à Bach, chez Honegger, et enfin une exploration sonore toute en raffinement aux relents quasi mystiques, alternant énergie et apesanteur, chez Ton-Thât-Tiet. Une croisière dépaysante, à coup sûr!

A travers l’histoire de la musique occidentale, la question de l’improvisation apparaît sans cesse en filigrane. De siècle en siècle, en effet, la musique dite « savante » (car cette question ne se pose pas pour les musiques populaires!) n’a cessé de faire évoluer le rapport de force entre compositeur et interprète. Si à certaines périodes l’écrit constitue pour l’essentiel une base de référence à partir de laquelle l’interprète se voit confier une large liberté de manœuvre, à d’autres, le compositeur a totalement pris le pouvoir, livrant à l’interprète un texte extrêmement détaillé qui correspond idéalement à sa pensée et ne laisse guère l’occasion de s’en éloigner d’aucune manière. La musique contemporaine présente de ce point de vue un panorama complet, allant de l’extrême complexité organisée autour d’une signalétique qui nécessite de longues préfaces explicatives jusqu’aux œuvres « ouvertes », voire partiellement gouvernée par la notion de hasard.

Quoi qu’il en soit, l’improvisation, ou la capacité à se forger dans l’instant un univers musical propre à partir d’une simple donnée de base, a toujours fasciné le public. Les grands compositeurs baroques et classiques ont visiblement développé de remarquables capacités dans ce domaine, révélées par la chronique de l’époque. Ceux d’entre eux qui maîtrisent le clavier s’y distinguent particulièrement, et on sait à quel point, par exemple, les organistes sont par essence (et par nécessité!) d’excellents improvisateurs. Bach et Haendel l’ont été, Mozart également, qui ravissait son public en improvisant notamment de magnifiques cadences lorsqu’il interprétait ses concertos pour piano. Le jeune Ludwig van Beethoven, pianiste virtuose lui aussi, prend donc place au sein d’une riche tradition. La petite histoire (ou la légende?) veut d’ailleurs que lors de sa seule et fugace rencontre avec Mozart, le jeune Ludwig ait d’abord joué une pièce du répertoire sans susciter un engouement particulier de la part de son illustre auditeur. L’instinct le pousse alors à proposer à Mozart de lui donner un thème sur lequel improviser. C’est alors, et seulement alors, que ce dernier aurait dit à son entourage « Faites attention à celui-là, il fera parler de lui dans le monde ». Mozart a vu juste, c’est le moins que l’on puisse dire, mais malheureusement Beethoven ne pourra pas longtemps faire bénéficier son public de ce talent exceptionnel, sa surdité l’obligeant à quitter la scène. Il n’en reste pas moins qu’il demeure un authentique athlète de l’improvisation, à laquelle il ajoute une nouvelle dimension, purement romantique, au-delà de l’exercice technique et intellectuel: celle d’une subjectivité décuplée, qui ne peut lui faire produire de musique qu’à partir du moment où elle résonne au plus profond de son être. - Jean-Marie Marchal